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Le couple, l'avenir d'une illusion ?

  ·  2015-11-05  ·   Source: Beijing Information
Mots-clés: Eric Smadja; marriage; couple; psychanalyse; Culture

L'Institut français recevait le 22 octobre le psychanalyste et thérapeute de couple français Eric Smadja pour parler des couples et des vicissitudes de la vie de couple. La conférence était organisée par l'ambassade de France en Chine.  

Jacques Fourrier 

Dr. Eric Smadja

                         Et puis, quel homme, je le demande, tendrait le col au joug du mariage,

                         si, comme font nos sages, il calculait préalablement les inconvénients d'un tel état ?

                         Et quelle femme irait à l'homme, si elle méditait ce qu'il y a de dangereux

                         à mettre un enfant au monde et de fatigues pour l'élever ? 

                         Erasme, Eloge de la folie, chapitre XI (1511) 

 

Les sagesses gréco-romaines de l'antiquité ont vu dans le célibat une voie d'accès à l'ataraxie, cette absence de troubles que l'on retrouve chez les Epicuriens et les Stoïciens. Au début du XVIème siècle, le penseur Erasme voyait déjà dans le mariage une folie. Il est difficile de lui donner tort au terme de la conférence d'Eric Smadja. En effet, si un mot devait résumer l'exposé de ce psychanalyste, c'est bien l'adjectif « inévitable », martelé à chaque tournure de phrase. Un tel déterminisme illustre la puissance de ces forces telluriques, de ces courants souterrains et de ses mouvements tectoniques à l'œuvre dans le couple.  

Une recherche à la croisée de la psychanalyse et des sciences sociales 

Eric Smadja est psychiatre, psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris. Il est également anthropologue, membre associé de l'Association américaine d'anthropologie.  

Eric Smadja a aussi écrit « Le rire », un ouvrage de référence paru aux Presses universitaires de France et qui a été traduit en plusieurs langues, notamment en chinois aux éditions Commercial Press. Il travaille actuellement sur un nouveau livre « Freud, Durkheim et Mauss » qui est un prolongement de « Freud et la culture » autour de la thématique du symbolisme et de la symbolisation, thématique centrale dans le champ des sciences humaines à partir de la fin du XIXème siècle et qui réunit la psychanalyse, la sociologie et l'anthropologie. 

Le parcours d'Eric Smadja suit plusieurs ramifications ; d'aucuns parleraient de parcours en rhizome. Il a effectué des études de médecine avec une spécialisation en psychiatrie parallèlement à des études en ethnologie et anthropologie sociale à la Sorbonne et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a notamment travaillé avec Françoise Héritier. Il a développé sa pratique privée et travaillé en clinique psychiatrique dans différentes institutions avant de s'orienter dans la thérapie de famille à orientation psychanalytique avec le professeur Jean-Georges Lemaire, un des pionniers de la thérapie psychanalytique de couple en France dans les années 1960.  

Il mène aussi des activités de chercheurs, qui portent sur deux champs principaux : d'abord les couples, avec une approche psychanalytique et historico-socio-anthropologique, et ensuite la psychanalyse et ses relations avec les sciences sociales, son inscription dans le champ des sciences humaines et sociales. Sur ce dernier champ de recherche, Eric Smadja a publié deux ouvrages : « Le complexe d'Œdipe, cristallisateur du débat psychanalyse-anthropologie », une approche historique et épistémologique des relations conflictuelles entre ces deux sciences humaines autour de la question de l'universalité du complexe d'Œdipe. Le second, « Freud et la culture », traite des représentations freudiennes de la société, de la culture, et essentiellement des bases psychanalytiques freudiennes d'une approche de la société et de la culture, avec une approche critique du discours freudien à travers une analyse sociologique via les sociologues français Emile Durkheim et Marcel Mauss.  

Il a entamé une formation de psychanalyste à l'Institut de psychanalyse de Paris, qui dépend de la Société de psychanalyse de Paris, de courant freudien. Il abandonne complètement la psychiatrie pour devenir exclusivement psychanalyste à Paris, où il officie dans son cabinet en pratique privée dans le XIIème arrondissement. Il a aussi développé des recherches dans ce champ spécifique, notamment un ouvrage qu'il a dirigé, « Couples en psychanalyse », pendant clinique de son livre « Le couple et son histoire ». Il effectue aussi des formations et des supervisions en thérapie de couple et participe aussi à des conférences dans le monde entier. Il était d'ailleurs en Corée du Sud en juin dernier.  

Le couple, une réalité vivante composite 

Eric Smadja commence son intervention par un questionnement facétieux. Qu'est-ce que le couple ? Il propose sa propre interprétation du couple qu'il définit comme  « une réalité, historiquement et socio-culturellement déterminée, qui est vivante, mais qui est aussi composite ».  

Cette réalité est ainsi corporelle-sexuelle, socio-culturelle et psychique, ces trois composantes entrant dans des dispositifs de relations diverses et variables. Cette réalité comporte par ailleurs plusieurs personnages transférentiels qui « sont investis sur un mode ambivalent et qui jouent des rôles multiples au sein de cette organisation dynamique, intertransférentielle, déterminée par une compulsion de répétition de prototypes infantiles pour reprendre une expression de Freud ». Que signifie cette notion de personnage transférentiel ? « Chacun des partenaires du couple va projeter, déplacer sur l'autre des affects, des expériences vécues inconscientes et/ou conscientes de son histoire infantile sur l'autre partenaire. L'autre partenaire deviendra donc un personnage transférentiel ; cela peut être une figure maternelle, paternelle, fraternelle, c'est essentiel »,  précise Eric Smadja.  

Dans sa réalité corporelle-sexuelle, le couple est une unité biologique de procréation animée par des courants réciproques d'investissement pulsionnel, c'est-à-dire narcissiques, de valorisation de l'autre et de soi-même, érotiques, mais aussi tendres et agressifs. L'acte sexuel réaliserait en particulier un fantasme inconscient de corps commun imaginaire, un corps inconscient et bisexué. Cet acte sexuel actualise de plus un désir régressif d'union narcissique, de symbiose fœto-maternelle.   

La réalité socio-culturelle se caractérise par la présence de deux individus qui constituent « une unité sociale de production et de coopération économique, de reproduction sociale et d'éducation des enfants ». Il forme également un couple de travail, comme l'avait remarqué le psychanalyste britannique Wilfred Bion.   

La réalité psychique du couple possède certaines composantes fondamentales. Il y a d'une part des affects, des fantasmes inconscients, des mouvements d'indentification, des courants pulsionnels. « Il ne faut jamais oublier que dans un couple, sur le plan psychique, il y a le partenaire amoureux, partenaire conjugal, extérieur, et puis la représentation que chacun se fait du partenaire amoureux qu'on appelle l'objet amoureux, qui est un objet psychique, il est à l'intérieur de chacun de nous », explique Eric Smadja. Cet objet amoureux va être investi sur un monde ambivalent, à la fois sur le mode de l'amour, de la tendresse. C'est un objet narcissique, mais aussi un objet d'hostilité, de haine, ce courant de haine s'exprimant notamment au moment des séparations, des conflits ou des crises.  

Continuant sur la réalité psychique du couple, Eric Smadja aborde d'autre part la représentation que chacun se fait du couple, qui devient au niveau intrapsychique un objet psychique qui est l'objet-couple. Ce dernier est lui-même investi sur un mode ambivalent avec la coexistence de ces deux courants d'amour et de haine. « Ce qu'a de particulier cet objet-couple, c'est qu'il est investi sur un mode essentiellement narcissique, c'est-à-dire que l'objet-couple, cette représentation du couple de chacun des partenaires, est comme une partie de soi-même. Si bien que lorsque les deux partenaires d'un couple se séparent, la douleur liée à la séparation est surtout liée à la perte, à la souffrance de l'objet-couple, et beaucoup moins à la perte de l'objet amoureux ».   

Restant sur la réalité psychique du couple, Eric Smadja distingue ainsi trois niveaux structuro-fonctionnels de cette réalité. Le niveau groupal, une réalité commune psychique et partagée faite de fantasmes, mais aussi une culture conjugale, une identité conjugale, avec des projets communs. Le niveau intersubjectif ensuite, avec différents modes de relation à l'autre, qu'ils soient narcissiques, prégénitaux, œdipiens, etc. Cette relation intersubjective est un lieu de conflictualité. Le niveau individuel intrapsychique enfin, avec ses propres conflits, c'est-à-dire au niveau individuel, les conflits entre le Moi de chacun et l'objet amoureux. Il cite la notion d' « objet de trauma » du psychanalyste français André Green, pour dire que l'objet amoureux est toujours un perturbateur. « On ne peut jamais le contrôler, il est toujours instable, il est insatisfaisant, on en est dépendant, il est invasif, il est perturbateur ». A cela s'ajoute une conflictualité au niveau intrapsychique entre les deux objets spécifiques du Moi, l'objet amoureux et l'objet-couple.   

La conflictualité au centre du couple 

Le couple investit sur un mode ambivalent, est essentiellement, et structurellement et dynamiquement conflictuel et critique.  

La réalité conjugale est animée d'antagonismes, de conflictualités multiples, qui sont à la fois internes et externes au couple. Les conflictualités internes sont structurelles, psychiques et inconscientes. La construction et la durabilité d'un couple suppose la négociation, l'atténuation, le refoulement, voire le déni de ces conflictualités primordiales entre le Moi de chacun et l'objet amoureux, entre le Moi et l'objet couple, entre l'identité de chacun et l'altérité, entre le narcissisme (les intérêts individuels de chacun) et les intérêts liés aux objets autres. Il existe un autre conflit fondamental entre Eros et la pulsion de destruction, entre l'autoconservation et la sexualité, entre la pré-génitalité et la génitalité, entre le masculin et le féminin, entre la bisexualité psychique et l'identité sexuelle, entre le couple et la réalité extérieure, entre le couple privé et le couple public, en particulier.  

Des compromis intrapsychiques et intersubjectifs sont nécessairement à l'œuvre. Ces conflictualités, si elles ne sont pas perçues, existent bel et bien et surtout, elles se manifestent. « Quand on parle de conflits conjugaux, il s'agit de l'exacerbation de ces conflictualités structurelles, intrinsèques à tout couple, qui à l'occasion de certaines circonstances de la vie, ou de périodes de passage, de périodes de crise notamment, que vit inévitablement tout couple, ces conflictualités structurelles s'exacerbent, certaines d'entre elles notamment », relève Eric Smadja. Les conflictualités externes ont été soulignées par l'historien français Jean-Claude Bologne, qui a mis en évidence ces conflits majeurs d'intérêt entre les pouvoirs extérieurs représentés par les familles, les Etats et les églises et les aspirations réprimées des individus. Toutefois, ces pouvoirs extérieurs jouent aussi un rôle de garant, de durabilité du couple, de protection du couple, lui assurant une certaine stabilité, sociale, politique, financière, psychologique, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.   

Se choisir, une équation pour deux inconnus 

Eric Smadja pose une question simple. Comment se rencontre-t-on ? Comment se choisit-on ? Il voit deux principes fondamentaux, la satisfaction et la protection.  

L'objet amoureux doit pouvoir répondre d'une part à des satisfactions multiples d'ordre divers, notamment narcissiques. Le partenaire amoureux, conjugal, doit pouvoir renforcer l'estime de l'autre et donc pouvoir accorder de la valeur à l'autre, renforcer le sentiment de sa valeur, le sentiment de la valeur de l'autre. C'est la satisfaction narcissique. Les problèmes surviennent en cas d'insuffisance ou d'absence de cette fonction naturelle de valorisation et de confortation narcissique de l'autre.  

Il y a  par ailleurs d'autres satisfactions qu'on attend de l'autre, que l'objet amoureux doit pouvoir satisfaire, à savoir la tendresse. Et l'amour dans tout cela ? « L'amour je le laisse à ceux qui n'y comprennent rien dans le couple, puisqu'ils réduisent le couple à l'amour. A mon avis, ils vont avoir des problèmes, des mauvaises surprises », s'amuse Eric Smadja. « L'amour c'est vaste, c'est très complexe, et l'amour seul n'existe pas, il fonctionne dans le cadre d'un couple d'opposé avec la haine, et ils fonctionnent ensemble, avec la haine qui est un courant inconscient, et qui s'exprime dans certaines circonstances ». Exit  l'amour, enter les satisfactions amoureuses sous différentes formes, la tendresse, l'affection et le souci de l'autre. Si ces formes de satisfaction sont attendues de l'objet amoureux, ce dernier doit aussi répondre à des satisfactions liées à l'agressivité. Eric Smadja insiste sur ce point : « Je dis à certains de mes patients, à mes couples, que le couple est aussi un système sanitaire, ce n'est pas une bonne expression, mais on doit pouvoir décharger ses affects d'hostilité, d'agressivité, de destructivité parce que c'est régulateur et l'autre doit pouvoir supporter cela ». 

L'objet amoureux doit pouvoir également renforcer le système de défense et de protection du Moi. Chacun est animé par des conflits et des dangers intérieurs et seul, il est difficile de pouvoir les affronter. Le partenaire amoureux doit pouvoir servir à renforcer le système de défense et de protection du Moi de son partenaire.  

L'organisation conjugale est donc fondée sur deux pôles, le pôle satisfactions multiples, narcissiques, tendres, agressives, mais également le pôle protection vis-à-vis de dangers intérieurs.   

Eric Smadja rappelle qu'il y a deux étapes essentielles dans le développement psychique de tout sujet qui vont prédéterminer le choix du partenaire. 

L'étape de la relation primaire à l'objet maternel, à la mère, très précoce, est essentielle car c'est un des modèles du futur choix d'objet et de la relation amoureuse. Puis vient ensuite l'étape œdipienne, avec la configuration non plus à deux avec la mère, mais à trois avec le père, et là l'Œdipe, ce complexe d'affects et de représentations, de fantasmes qui se jouent entre l'enfant et ses deux parents.  

Partant de ce constat, le sujet va choisir son partenaire en fonction d'identification ou de contre-identification au parent de même sexe et au parent de sexe opposé, mais également aussi du modèle parental, de l'image qu'il en a et qu'il s'est formée du couple parental. Le couple va donc se constituer selon deux polarités, sur des alliances de réalisation de désirs, de satisfactions multiples, et sur des alliances inconscientes, défensives. 

Travail de couple et culture conjugale 

Une fois le couple formé, il faut vivre ensemble, ce qui nécessite un travail de couple, mais aussi une culture de couple.  

Le travail de couple s'effectue au sein de chacun des partenaires amoureux au service du couple, notamment pour le faire fonctionner sur le plan psychique et corporel-sexuel afin d'entretenir ce couplage psychocorporel. Le couple est aussi une réalité sociale et économique et un travail s'effectue dans ce sens, inconscient mais inévitable. Ce travail de couple entre en conflit avec le travail individuel, c'est même l'un des conflits essentiels, un des antagonismes essentiels entre les intérêts individuels et les intérêts du couple. « Qui dit travail dit échec du travail, forcément, quand on parle de conjugopathie ou de souffrances, ou de pathologie du couple, moi je n'aime pas du tout ces expressions, je préfère parler de souffrances conjugales qui se rapportent à des échecs du travail de couple », explique Eric Smadja. « Les couples qui viennent me voir notamment sont en échec de travail de couple et mon objectif, c'est quand même de les aider à retrouver un fonctionnement satisfaisant qui leur permette de mieux fonctionner ensemble, mais aussi à titre individuel », poursuit-il. Le travail de couple nécessite des outils de fonctionnement qui lui permettra aux de mieux vivre la réalité corporelle-sexuelle, sociale et psychique.  

La culture conjugale est une création, mais elle est aussi modelée par la culture conjugale des parents et de chacun des partenaires pour construire une identité conjugale. Elle déterminera les modalités de vie commune dans ses aspects organisationnels, mais aussi représentationnels relatif au rôle de l'homme et de la femme au sein du couple.  

Des exigences nouvelles  

Sur le plan sociologique, le couple est une notion récente et on contraste une définition institutionnelle et traditionnelle du couple par le mariage avec une définition interne et intersubjective du couple contemporain. Par ailleurs, les couples sont devenus, selon Eric Smadja, « instables, fragiles, polymorphes et exigeants ». Ils ont en effet de plus en plus de difficultés à durer malgré leur « désir narcissique conjoint d'éternité et d'exclusivité ». Ce désir d'éternité et d'exclusivité possède une dimension intrapsychique.  

Les recherches sociologiques montrent depuis les années 1970 l'apparition et la généralisation de nouvelles réalités contemporaines, notamment la baisse du taux de mariage, de nuptialité hétérosexuelle, la croissance du concubinage hétérosexuel et homosexuel, des divorces et des séparations, mais aussi plus récemment, des mariages homosexuels, des couples pacsés, des organisations polyamoureuses (avec plusieurs partenaires, chacun répondant à certaines satisfactions). Un phénomène contemporain inédit dans l'histoire de l'humanité est par ailleurs la hausse du nombre de personnes qui vivent seules. Inconcevable dans les sociétés traditionnelles, cette tendance se généralise essentiellement dans les grandes villes, dans les métropoles internationales. « C'est un phénomène à interroger, mais qui se comprend de mieux en mieux par la fragilité de plus en plus des gens, et surtout la peur de s'engager dans un couple, parce que le couple est vécu de plus en plus comme dangereux », constate Eric Smadja.   

Les individus sont aussi devenus de plus en plus exigeants à l'égard de l'objet amoureux et à l'égard du couple. « Il faut distinguer les deux. Chacun doit apporter des satisfactions et il y a des exigences de plus en plus fortes dans différents registres à l'égard de l'un et de l'autre. C'est une des raisons pour lesquelles les couples sont de plus en plus fragiles et que de plus en plus de gens s'engagent de moins en moins dans les couples et qui vivent de plus en plus seuls ».  

Cs objets d'exigence sont d'ordre sexuel, communicationnel et intellectuel. La complicité intellectuelle, les échanges intellectuels, la transparence sont devenus essentiels, alors que par le passé, le couple avait principalement pour fonction d'assurer la procréation, l'éducation des enfants et les moyens d'existence. Il y a par ailleurs une exigence supplémentaire sur le plan psychique. « Il faut de la tendresse, de l'amour, un souci de l'autre, de l'inquiétude, on exige aussi que l'autre puisse écouter ses préoccupations, qu'il puisse recevoir des mouvements agressifs, hostiles », explique Eric Smadja.  

Le couple doit également faciliter la « régression restauratrice », la régression à une position infantile qui permet de se reposer sur l'autre investi sur un mode parental. « Si cela ne peut pas se faire, c'est un manque considérable pour le couple. L'autre et le couple doit aussi avoir pour fonction de réparer des blessures narcissiques précoces, des manques, des blessures », dit Eric Smadja en soulignant que le couple doit être un lieu d'épanouissement, pas un lieu de souffrance. Cet excès d'attentes et d'exigences mutuelles vis-à-vis du couple et du partenaire amoureux se combine à la force conjointe des rapports devenus égalitaires entre les sexes et des revendications tant individuelles qu'identitaires. Eric Smadja constate donc l'existence d'un « conflit de représentations et d'exigences idéales entre celles liées à l'individu, homme et femme, et celles liées au couple », une situation qui va se complexifier avec l'arrivée des enfants pour former une famille, qui va engendrer des conflits entre le couple et la famille, entre l'individu et la famille notamment.  

Le poids des paradoxes de la vie moderne  

Les anthropologues et les sociologues caractérisent la société occidentale en soulignant la centralité nouvelle de la sexualité, désormais inscrite au cœur de la sphère de l'intimité et de l'affectivité conjugale. Elle devient une pratique personnelle fondamentale dans la construction du sujet, tant masculin que féminin, de même qu'une pratique conjugale qui est constructrice et consolidatrice du couple. Eric Smadja constate dans sa pratique que ces insuffisances représentent aujourd'hui un facteur menaçant de rupture. « On retrouve une convergence des attentes et des exigences des hommes et des femmes, notamment de continuité sexuelle, historiquement nouvelles, principalement avant la naissance des enfants ». Après la naissance des enfants, il y a une divergence entre l'homme et la femme. Il y a des courants prédominants, c'est-à-dire qu'après la naissance des enfants la femme s'investit beaucoup dans la maternité, qui va entrer en conflit avec le courant la femme amante et son investissement professionnel. L'homme s'investit beaucoup professionnellement, et peut-être plus après la naissance des enfants. « Cet investissement professionnel des hommes répond à la fois à une fonction familiale, puisqu'il est père de famille, et doit donc assurer les besoins de la famille et de l'enfant ; c'est comme cela qu'il se représente les fonctions paternelles, à travers son investissement professionnel, mais également par souci d'épanouissement personnel », précise Eric Smadja. En outre, la sexualité est de nos jours l'objet d'une dissociation multiple, se déconnectant du mariage ou de la conjugalité, du sentiment amoureux et de la dimension affective. Ainsi, explique Eric Smadja, « une autre séparation va s'opérer au sein de la sexualité entre la sexualité dite érotique avec toute cette dimension imaginaire, fantasmatique et puis ce que l'on appelle la sexualité-décharge, évacuatrice de tensions, d'excitation, c'est ce qu'on appelle « tirer son coup ». C'est la sexualité-décharge sans aucun érotisme, sans aucune dimension fantasmatique ».  

La pression sociale joue un rôle non négligeable, notamment par l'intermédiaire des médias qui modèlent les représentions sociales et idées qui circulent dans la société. Pour Eric Smadja, une nouvelle séparation s'opère entre la sexualité érotique et ce qu'il appelle la « sexualité hygiénique ». « Le sexe est bon pour la santé, comme faire du sport, et du coup, il faut pratiquer le sexe. Cependant les spécialistes et observateurs de la réalité sociale s'accordent à penser que la relation conjugale qui est essentiellement centrée sur la dimension sexuelle est vouée à mourir, puisque le couple ne repose pas sur le sexe, même si la dimension érotique est très importante », constate Eric Smadja, précisant qu'il s'agit d'une zone à risque.  

Une seconde caractéristique des couples contemporains a trait au mouvement marqué de médicalisation et de psychologisation de la société qui est véhiculé, donc simplifié et déformé, par les médias.  Eric Smadja voit aussi l'ancrage des valeurs de mobilité et de changement, qui entrent en conflit avec la durée et l'inscription des relations dans le temps.  

Enfin, le déclin des institutions et des hiérarchies avec la disparition relative de la morale extérieure, des normes et conduites, s'accélère. On leur substitue des principes de régulation interne qui conduisent à une morale de plus en plus privée. Cette tendance correspond à un mouvement occidental de développement de la sphère de l'intimité, une notion mise en avant par le sociologue allemand Norbert Elias.  

La société adresse aux individus des prescriptions de nature paradoxale et pathogènes, relève Eric Smadja. « D'une part être adulte et responsable, mûrir, mais également rester jeune, conserver la fraicheur de l'enfance et puis être un homme, valoriser sa virilité mais aussi pouvoir exprimer sa féminité, pour une femme, être une femme, épanouir sa féminité, mais aussi exprimer des traits masculins, phalliques, valorisés de nos jours, s'accomplir, s'épanouir personnellement, penser à soi mais aussi être dans la réciprocité, le partage, l'altruisme, être spontané, mais être aussi dans le contrôle et la maîtrise de soi, être mobile, changer, évoluer, mais aussi être stable et s'inscrire dans la durée, profiter des plaisirs immédiats, vivre dans le présent, être dans l'insouciance, mais aussi établir des projets, être prévoyants ».  

La prévalence du principe de plaisir 

Eric Smadja conclut son exposé sur une note inquiétante. Selon lui, notre société est caractérisée par des aspects nettement narcissiques et pervers au sein desquelles prévaut le principe de plaisir individuel. Les conflictualités structurelles de tout couple sont exacerbées par certains caractères fondamentaux de notre société. « La situation de plus en plus duelle des couples désormais seuls responsables de leur avenir leur a fait perdre leur historique encadrement institutionnel souvent si écrasant, ce qu'on appelle ce « tiers symbolique » également protecteur, leur garantissant une stabilité et une durabilité, certes, mais au détriment de leur existence identitaire du fait de leur aliénation aux familles, Etat et institutions religieuses », résume Eric Smadja. Le sociologue Edgar Morin estime d'ailleurs que notre société est en crise permanente, en cours d'évolution, et vit des changements rapides et quasi-permanents caractéristiques de ce qu'il appelle « sa nature hyper-complexe ».  

Les couples contemporains sont bien évidemment pris dans cette turbulence historique et socioculturelle incontrôlable, emportés par ces courants « désintégrateurs-réintégrateurs ». Eric Smadja invite donc à réfléchir à l'emprise de ce nouveau paradigme sur des couples contemporains, fragiles, instables, mouvants et polymorphes.  

Le travail de couple est réalisé conjointement par le Moi de chaque partenaire et se trouve inévitablement dans un rapport dynamique, antagoniste, conflictuel avec le travail individuel au service du sujet. Les conflits fondamentaux de tout couple entre les intérêts individuels et les intérêts du couple refont surface. Quelle part chacun consacrera-t-il ou devra-t-il consacrer au couple sans vivre un danger personnel, demande Eric Smadja. La société valorise en effet l'individu et ses intérêts dans le cadre inédit d'une égalité des sexes tout en érigeant le couple en référence centrale, à différencier de la relation intersubjective conjugale, et la durabilité conjugale est conditionnée par la qualité même de ce travail conjoint de couple.  

Ce mortel ennui…  

La question de la durée est exacerbée par le sentiment d'ennui qui menace tout couple. Avec l'allongement de l'espérance de vie, le vieillissement conjugal en est une perspective. « Aussi nous pensons que la souffrance, l'insatisfaction, la rupture conjugale précoce, les multiplications croissantes de couples nouveaux sont des signes patents d'un échec du travail de couple rendu d'autant plus difficile par la fragilité, voire la défaillance de ces garants symboliques traditionnels et l'absence de référents substitutifs. Ce sont également des symptômes exemplaires de notre société contemporaine, devenue nettement individualiste et traversée de courant paradoxaux pathogènes ».  

Par ailleurs, Eric Smadja observe une crise des modèles identificatoires à travers l'attaque de leurs garants symboliques. Le modèle traditionnel de leurs couples parentaux, une de leurs nécessaires et inévitables sources d'inspiration, entre en conflit et en concurrence avec le désir de s'en affranchir pour inventer, créer leur propre modèle conjugale répondant à des aspirations strictement individuelles, mais aussi en conformité avec les nouveaux modèles véhiculés par les médias, ces « monstres médiatiques » comme il les nomme. D'où une crise contemporaine des modèles conjugaux, productrice elle-même de changements et de transformations se traduisant par l'émergence de multiples formes de conjugalité, un polymorphisme de la vie conjugale.  

Les couples mixtes et l'Œdipe  

La question de la dimension psychologique des couples mixtes a été évoquée ; elle fait référence implicitement à certaines caractéristiques du choix du conjoint. « Ce n'est pas anodin si on choisit quelqu'un qui appartient à une culture différente. Cela ne va pas de soi », dit Eric Smadja en expliquant qu'il s'agit de chercher une différence, un éloignement à travers le partenaire. « Il est très probable que choisir quelqu'un qui appartient à une culture différente, c'est peut-être se donner l'illusion consciente ou non, d'être loin de l'objet œdipien, aimé, convoité mais interdit, dangereux », poursuit-il. En allant choisir quelqu'un à l'extérieur, le plus loin possible géographiquement ou dans une société différente, l'individu chercherait donc à se protéger de quelque chose d'œdipien. Si les recherches sociologiques montrent que le choix du conjoint obéit à des règles de proximité relative, il est cependant nécessaire de distinguer les étapes de la vie de chacun. « S'il s'agit d'avoir des expériences de vie amoureuse ou conjugale, sans enfant, alors on peut s'éloigner, les couples mixtes, il y en a plein dans ce registre, mais quand il s'agit d'avoir des enfants, de construire une famille, avec quelqu'un d'étranger à soi, cela devient moins fréquent et certains problèmes vont émerger, notamment les problèmes de la religion, comme composante culturelle et comme source d'antagonismes interpsychiques et intersubjectif ; les conflits explosent en particulier avec la naissance des enfants, à l'occasion de l'intervention des familles et de l'éducation ». Surgit alors la question des identifications de chacun à des idéaux et à des principes familiaux que l'on a connus et dont le choix du conjoint permettait de s'éloigner.  

Sur un plan proprement psychique, les processus fondamentaux psychiques ne font pas intervenir la différence culturelle, même si le culturel se fond à la vie psychique. Ce que souligne Eric Smadja : « Etant anthropologue et psychanalyste, je peux vous dire que le culturel est intégré à la vie psychique à travers des idéaux, des exigences, des interdits, il est intégré de toute façon d'une manière ou d'une autre ».  

A la fin de sa présentation, une jeune femme dans l'auditoire, visiblement alarmée par la rigueur de cette dissection du couple, demande à Eric Smadja s'il existe des « astuces » pour vivre en couple. Il éclate d'un grand rire. « Malheureusement, chacun se débrouille avec ses propres moyens au sein du couple et ce n'est pas simple. On prend pleinement conscience de la complexité, de la difficulté de la vie de couple, on ne nous l'a pas appris. On découvre cela quand on est dans un couple ». 

Erasme, pour qui ne rire de rien est imbécile, aurait lui aussi probablement esquissé un sourire.   

Pour aller plus loin : 

Garcia, Vincent et Maillard, Cécile (2007), Satisfaits ou divorcés : Partir ou rester ?, Editions Milan. 

Morin, Edgar (2008), La complexité humaine, Champs Essais, Flammarion. 

Smadja, Eric (2011), Le couple et son histoire, Presses universitaires de France. 

  

Beijing Information 

 

  

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